Secteur considéré comme polluant en raison de l’utilisation massive du diesel, le transport public a beaucoup à revoir pour devenir durable ! Conscient de cette réalité, le General Manager de la CNT, Rao Ramah s’est fixé pour objectif de transformer la compagnie et la faire devenir « verte » ! Dans cette interview, il nous parle de son plan stratégique qui comprend le remplacement de plus de 300 autobus par des bus électriques, et nous partage sa vision du mot « sustainability ». Il nous fait aussi part de ses craintes par rapport au changement climatique et nous parle des projets pour créer une « green CNT ».
Publié dans Investor’s Mag, 21e édition, 22 Juin – 22 Août
Le mot « Sustainability » est très populaire, mais que représente-t-il pour vous et pourquoi est-ce important de s’y intéresser ?
« Sustainability » veut dire beaucoup de choses ! Traditionnellement, quand on parle de « sustainability », la majorité des gens pensent à l’environnement ou au climat, et je crois que c’est avec raison. Cependant, ce terme est aussi associé au développement économique et social.
Économique et sociale parce que nous savons que les événements mondiaux et locaux ont une énorme influence. Nous pouvons prendre en exemple la Covid-19. En deux ans, tout a été bouleversé. Aujourd’hui, l’inflation a pris l’ascenseur et ces 12 derniers mois, les prix ont flambé. Il s’agit maintenant de voir comment poursuivre avec notre mode de vie et le soutenir, ou changer le mode de vie lui-même : nous devrons peut-être complètement changer nos habitudes.
Dans un contexte professionnel, au niveau de la CNT, il s’agit de revoir le modèle également. Traditionnellement, l’entreprise est connue pour proposer des bus diesel sur les routes ; surtout des vieux bus. Quand j’ai pris la barre de l’entreprise, j’avais le choix : apporter de petits changements ou de grandes évolutions. Je suis d’avis que pour répondre aux besoins de « sustainability », il faut pouvoir changer de grandes choses ; il faut pouvoir renverser le modèle existant ! C’est ce que je compte faire !
La CNT est, par exemple, dans une démarche de changer la majorité de ses vieux autobus. Nous voulons remplacer presque la moitié de la flotte et passer à l’électrique ; ce sera un vrai « paradigm shift » pour la Corporation. Notre plan de renouvellement prévoit ainsi de remplacer 361 bus sur les 3 prochaines années : 200 l’année prochaine, et la différence échelonnée sur le reste du temps. En optant pour l’électrique, cela nous apporte des bénéfices écologiques — puisque les véhicules sont moins polluants — et économiques, puisqu’on dépensera moins en termes de diesel (Rs 300 millions de diesel par an) et de réparation. La CNT deviendra ainsi « sustainable » à plusieurs niveaux !
“La CNT est, par exemple, dans une démarche de changer la majorité de ses vieux autobus. Nous voulons remplacer presque la moitié de la flotte et passer à l’électrique…”
Rao Ramah | General Manager | Compagnie Nationale de Transport (CNT)
Quelle est votre vision des choses par rapport à ce qui se fait à Maurice en ce sens ?
Au niveau de la CNT, le développement durable économique passera par une transformation de notre outil principal, soit les autobus. Il nous faut avoir la moitié de notre flotte dans le « vert » assez rapidement. Nous nous sommes fixés comme objectif d’atteindre ce but d’ici l’année prochaine. Nous dépensons moins sur le diesel, alors que le coût de l’électricité sera bien moindre… Mieux encore, et c’est important de le noter, c’est qu’on peut produire cette électricité localement… Là encore, on peut être « sustainable » en produisant localement. C’est la clé !
Tant que l’on dépend du marché extérieur, il est difficile d’être dans la durabilité puisqu’il y a l’empreinte carbone à tenir compte, par exemple. Cela nous rend également vulnérables au niveau du « supply chain ». À titre d’exemple, la guerre entre la Russie et l’Ukraine a bouleversé les marchés. Cela se passe à des dizaines de kilomètres de nous, et nous sommes quand même affectés… Ce n’est donc pas un modèle durable ! Évidemment la globalisation ne doit pas être remise en question, mais je pense qu’il est nécessaire de produire certaines choses localement ! La marque Made in Moris peut aller beaucoup plus loin ; cela peut aller jusqu’à la production d’énergie, de l’agriculture, pourquoi pas. Des choses essentielles pour manger, pour vivre… toutes ces choses doivent devenir « sustainable » et nous devons être « self-sufficient ». Je sais que cela peut paraître un cliché, on en parle tout le temps, mais c’est extrêmement important. Qu’il y ait la guerre en Ukraine ou ailleurs, « it wouldn’t matter », mais aujourd’hui « it matters a lot! » Le gouvernement augmente les prix, mais on n’a pas le choix vu la situation internationale. Nous sommes totalement à la merci de ce qui se passe ailleurs.
Il faut avoir une grande vision. Il ne faut pas penser petit. Nous sommes une petite île, oui, mais il nous faut penser grand ! Au niveau du transport public, il faut que toute l’industrie devienne verte. Outre les 300 bus de la CNT, pourquoi ne pas convertir les 2000 bus du pays et les faire devenir green ? C’est possible ! Il faut se donner les moyens et aujourd’hui il est possible de faire appel à des fonds. Il faut frapper aux bonnes portes, il faut savoir négocier… Mais il faut surtout avoir la vision. Les ressources sont là, et il suffit de rentrer en contact avec les bonnes personnes. À Maurice on devrait pouvoir devenir complètement green. Les pays nordiques ont cet objectif, pourquoi pas nous ?
Mais quand je vois le nombre de voitures essence et diesel sur les routes mauriciennes, ça me fait peur parce qu’il y en a trop. L’île est trop petite pour tout ça. Il faudrait des lois pour un meilleur contrôle.
Est-ce que le pays est en retard dans ce domaine selon vos observations ?
Dans certains domaines nous sommes bien en retard. Dans le transport par exemple, nous sommes extrêmement en retard ! Je ne parle pas que du transport public, mais plutôt en général. La voiture électrique n’est pas en train de « take off » comme on le souhaite ; c’est beaucoup trop cher. Et l’idée du véhicule électrique et du concept de développement durable est encore floue pour beaucoup de personnes. Il y a encore une éducation et une conscientisation à faire !
Selon vous, est-ce qu’il y aurait une urgence à prendre toutes ces décisions pour un développement durable ?
Ah oui ! Time is now ! Il y a une urgence économique, parce que les gens souffrent à cause de la montée des prix. Il ne faut pas qu’un peuple s’appauvrit. Ce serait catastrophique si cela arrivait ! Depuis l’Indépendance, le peuple a connu une croissance du « standard of living », il y a eu un accès à l’éducation pour tout le monde, etc. il ne faut surtout pas que cela baisse. Avec ce qui se passe au niveau mondial, avec les prix qui augmentent, on risque d’avoir des difficultés.
Et il y a aussi une urgence climatique. Là c’est encore plus grave. Les gens ne s’en rendent peut-être pas compte, mais le problème au niveau du climat mondial est extrêmement grave et catastrophique. Le changement climatique a toujours été là, mais nous sommes dans une période qu’on qualifie d’« abrupt climate change ». Cela veut dire que nous n’avons plus le temps de nous adapter à ces changements. Le IPCC (Intergovernmental Panel on Climate Change) dit que le réchauffement climatique a fait grimper la température de 1,5 degré, et d’autres affirment qu’on est au-delà de ce chiffre. Le seuil a été dépassé et les « feedbacks loop » se mettent en place. Les effets sont exponentiels. Ça va de plus en plus vite. Avec le réchauffement climatique, dans les pays du nord, il y a du pergélisol (permafrost) dans la terre ; des terres gelées, pendant des années, avec de la matière organique. Tant que c’est gelé, c’est bon, quand ça se dégèle c’est dangereux puisque ces matières organiques se gâtent et la terre émet du méthane, un gaz à effet de serre 100 fois plus polluant que le dioxyde de carbone. Déjà on galère avec le CO2 dans l’atmosphère, et là on vient ajouter du méthane à cause du réchauffement climatique. Cela devient un cercle vicieux qui est en constante et rapide accélération ! Il y a des experts qui qualifient ce qui se passe actuellement comme la nouvelle « mass extinction ». Il y a des choses qui ne peuvent pas s’adapter à ces évolutions. Il y a des plantations qui ne résistent pas à un minimum de changement de température, donc on récolte moins… le rendement diminue… Quand le stock de produits est fini, il n’y aura plus rien… C’est grave ! À Maurice les répercussions sont la hausse des prix vu la rareté des produits. Comment va-t-on faire ? Les prix augmentent et le salaire n’augmente pas… Tout cela concerne le développement durable. Cela demande une réflexion sur « comment lutter contre ces problèmes ? » et « comment se préparer à ces éventualités ? », « que fait-on si dans deux ans on n’a plus de riz ou de farine ? », « Est-ce qu’il y a un plan ?
À Maurice les gens ont connu ces pénuries durant la 2e guerre mondiale, mais ils ont survécu grâce à la plantation locale de manioc, etc. Ils se sont adaptés. Il nous faut aussi penser à cela aujourd’hui, selon moi.
Il faudrait peut-être se tourner vers les nouvelles techniques de plantation si on fait face à un manque de terre ; la plantation à la verticale par exemple. Mais il faut le faire rapidement. Il faudra aussi rendre ces nouveaux modèles viables pour attirer les investissements. De mon côté, avec les bus électriques à la CNT, je pense avoir trouvé le modèle économique qu’il nous faut pour devenir durable. Notre planche de salut consiste ainsi à emprunter à peu près Rs 2 milliards, à changer les bus ou encore à mettre en place 1 ou 2 fermes de photovoltaïques…
Par rapport au changement climatique, il faudra s’adapter rapidement pour ne pas être pris par surprise… il est temps d’accélérer notre adaptation ! Je parle avec le ministre Ramano de temps en temps, et je pense qu’il a compris la situation. Il y a déjà pas mal de mesures prises en ce sens, mais j’aurais préféré que les changements aillent beaucoup plus vite. Je ne pense pas que nous avons 10 ans ; “time is now”.
Vous parlez de fermes photovoltaïques de la CNT ? C’est prévu pour quand ?
La CNT vise à mettre en place une ou deux fermes photovoltaïques pour soutenir notre développement durable en produisant notre propre énergie. C’est dans nos plans. On travaille sur un modèle pour produire notre propre électricité. Nous espérons ouvrir une première ferme d’ici la fin de l’année prochaine.
Comment est-ce que la CNT compte participer au développement durable du pays ?
La grande contribution de la CNT sera le remplacement des autobus par des bus électriques. En remplaçant la moitié de notre flotte, ce sera déjà plus de 300 véhicules polluants hors des routes. C’est un projet ambitieux certes, mais le ministre Ganoo est à l’écoute et nous permet d’ouvrir des portes localement et internationalement pour le réaliser !
Nous prévoyons aussi de rénover le bâtiment de la CNT pour qu’il soit durable. Nous avons 6 dépôts, mais ce sont de vieux bâtiments qui consomment beaucoup d’électricité. Nous avons un plan stratégique sur 3 ans ; dans un premier temps la CNT va renouveler la flotte parce que cela touche directement le passager, puis nous allons nous attaquer aux bâtiments pour avoir des “green buildings”. Cela comprendra entre autres la réutilisation des eaux usées, etc. Nous nous donnons 3 ans pour faire de la CNT une entreprise durable !
Est-ce qu’il y a des mesures de ce plan stratégique déjà mises en place ?
Oui, nous avons par exemple le projet de mini-vans déjà en place. Ils sont plus économiques que les gros bus polluants sur certaines routes. Il y a des trajets où nous avons des gros bus pour quelques passagers uniquement et nous sommes obligés de les desservir. Il nous a fallu repenser le modèle parce que nous ne pouvions pas continuer à
brûler du diesel dans un gros bus, vieux et polluant et surtout presque vide. Nous l’avons fait pendant des décennies, ça n’a rien rapporté alors que les dépenses sont énormes et ça pollue beaucoup.
Avec un mini-van, on est gagnant. Le véhicule consomme ⅓ du diesel d’un gros bus. Le passager est plus content, je pense, il a un véhicule propre, confortable et moins polluant. C’est une idée toute simple, mais il fallait juste y penser. Il faut oser et prendre des risques.