Toujours plus haut. Cela pourrait bien être le motto de Sharon Ramdenee, CEO d’Agiliss Ltd. Celle qui a pris les commandes de l’entreprise familiale évoluant dans la distribution de produits alimentaires ne manque pas d’ambition si l’on se base sur son cheminement. Sharon Ramdenee nous parle de son parcours atypique, de sa soif d’apprendre et de grandir, des traits de caractère importants pour être CEO, du manque de représentation féminine dans le monde du travail et de l’égalité des genres à Maurice.
Publié dans Investor’s Mag, 20e édition, 22 mars – 22 June
Vous occupez depuis quelques années le poste de CEO au sein d’Agiliss Ltd. Racontez-nous votre parcours éducatif et professionnel avant ce nouveau rôle?
J’ai quitté l’Ile Maurice à 18 ans quand j’ai reçu une Bourse de l’Université de Warwick au Royaume-Uni. J’ai alors entamé des études de « Law & Business » (Droit et commerce). Je dois avouer que j’hésitais entre devenir avocate ou me tourner vers le côté business, mais après mon degré, j’ai finalement opté pour la voie « business ».
Je me suis ensuite spécialisée comme Expert-Comptable. Cela m’a permis de travailler et d’étudier en même temps. J’ai rejoint Ernst & Young à Londres où je me suis d’ailleurs qualifiée en tant qu’expert-comptable à l’âge de 25 ans !
J’ai eu une longue carrière avec eux et j’ai travaillé dans plusieurs départements dont les ressources humaines, l’audit, l’assurance « business » ou encore la fusion-acquisition. Cette expérience au sein d’Ernst & Young m’a permis de beaucoup voyager, en Allemagne, à New York, à Paris, et de découvrir de nouvelles cultures. Après 10 ans au Royaume-Uni, j’ai fini par revenir à l’Île Maurice.
Qu’est-ce qui a motivé ce retour au pays ? Et quels sont les challenges relevés à ce stade?
Ayant vécu dix années en Angleterre, la proximité et le côté chaleureux de notre île et sa façon de vivre commençaient à me manquer et je voulais tester le terrain à Maurice pour voir si je pouvais m’adapter à nouveau. Donc, vers 2010/2011 je reviens et je mets un pied dans l’entreprise familiale Tiremaster Food Division. À l’époque, l’entreprise passait par une phase difficile et je suis venue aider. En même temps, j’étais consultante experte-comptable pour Ernst & Young avec un portefeuille de clients que j’avais conservé. C’est durant cette période que j’ai réalisé que j’aime mon pays et que je voulais y rester pour un moment.
Après deux ans, le besoin de prendre un nouveau challenge s’est fait ressentir. J’ai été alors approchée par le Groupe Saint Aubin pour endosser le rôle de Directeur financier durant sa restructuration. À un moment, il y a eu quelques obstacles et j’ai préféré passer à autre chose.
J’ai décidé de poursuivre mon MBA que je faisais à distance à plein temps. J’avais déjà commencé les cours à temps partiel parce que j’avais réalisé que c’était important d’ajouter l’aspect gestion à mon arc si je voulais un jour occuper un poste de leadership. Les démarches pour passer à plein temps sont entamées et l’université m’offrit une Bourse. Toutes les portes s’ouvrirent donc pour que je puisse continuer à avancer. Je fis ainsi mon « come-back » en Angleterre. Même si c’était bizarre de me retrouver sur le banc des étudiants à ce stade de ma carrière, j’ai gardé mes yeux sur l’objectif. Je réussis mes examens avec Distinction et fut première de ma promotion.
Avec cette distinction en poche, est-ce qu’un retour à Maurice pour reprendre le business familial fut une évidence?
Non pas vraiment. À aucun moment, je ne me suis dit « un jour je serais CEO de la compagnie ». Au contraire, j’ai toujours été indépendante et j’ai travaillé en dehors de l’entreprise familiale. Mais avec la réussite à l’université, les offres se sont mis à pleuvoir et j’ai eu l’embarras du choix pour ma prochaine aventure professionnelle. C’est là que mon père m’a proposé d’intégrer pleinement l’entreprise familiale en disant que mon parcours et mes compétences faisaient de moi la personne idéale pour prendre les rênes. Il faut savoir que je n’ai jamais réellement travaillé pour la compagnie et j’ai hésité. Mais j’ai été tentée par le challenge et j’ai finalement dit oui !
Je reviens donc sur l’île en 2015 pour endosser le rôle de Deputy CEO de l’entreprise. Je ne voulais pas être CEO tout de suite. Je voulais apprendre la culture de la société avant, apprendre le business et suivre le bon processus. Je ne voulais surtout pas être perçue comme une fille à papa qui a obtenu le titre sur plateau ; je voulais le mériter comme une professionnelle… Je suis fière du parcours que j’ai eu loin de l’entreprise. J’ai tout réussi grâce à mes propres compétences.
“Je n’ai jamais comparé ma réussite à celle d’un homme. J’ai toujours préféré me concentrer sur mes objectifs et mes devoirs…”
Sharon Ramdenee | CEO | Agiliss Ltd
Quand vous intégrez l’un des plus hauts postes de votre carrière à cette époque, y a-t-il eu une hésitation sur la marche à suivre? Ou aviez-vous déjà une idée en tête pour avancer?
En prenant ce poste, j’ai bien expliqué à mon père ma vision pour l’entreprise ; elle était heureusement alignée sur la sienne. J’étais convaincue que notre expansion passerait par un éloignement de la culture de petit entrepreneur et d’entreprise familiale. Il nous fallait adopter les éléments « corporate », professionnaliser et opérer à un autre niveau. Un moyen de changer la dynamique de la compagnie, c’était d’embaucher un CEO externe. Richard Wooding, qui était Chief Executive Officer chez Phoenix Beverages, rejoint ainsi la compagnie en tant que CEO. Il me prit alors sous son aile pendant deux ans environ. J’appris le métier avec son aide et celle de mon père.
Dès son arrivée, on a tout de suite vu le changement. Il y a eu une meilleure structure mise en place, la façon d’opérer a changé pour le mieux, etc. De mon côté, en tant que Deputy CEO, j’ai restructuré également les choses avec notamment un nouveau système informatique pour gérer tous les pôles de l’entreprise et j’ai épaulé Richard afin de mettre en place les systèmes et procédures. Il nous fallait moderniser l’entreprise, mais aussi mettre en place un système capable de supporter notre croissance et les futures extensions souhaitées.
Au départ de Richard, j’ai accepté finalement le titre de CEO. Je me souviens encore du premier jour où je me suis assise dans le fauteuil de CEO. J’ai tout de suite ressenti le poids de cette responsabilité.
Est-ce que la pression est venue parce que vous étiez une femme qui prenait les rênes, ou parce que vous êtes la fille du fondateur de l’entreprise?
La pression était pour le job lui-même. Être CEO c’est une énorme responsabilité avec d’énormes engagements. Gérer plus de 300 employés, c’est une responsabilité exceptionnelle. J’ai pris sur moi et je me suis concentrée à mettre mon plan en place.
Est-ce que le rebranding de l’entreprise – de Tiremaster Food Division à Agiliss Ltd – faisait déjà partie de votre plan à l’époque?
Pour moi le rebranding faisait effectivement partie du plan. Il fallait absolument réévaluer les choses. J’étais convaincue que le pôle alimentaire devait avoir sa propre identité. Il n’était pas juste question de créer une nouvelle marque, mais aussi de créer un nouveau positionnement. C’est l’agence Circus qui s’est occupée de ce rebranding qui a duré 18 mois. Il a fallu faire beaucoup de recherches et trouver l’ADN de l’entreprise. On s’est finalement décidé pour Agiliss qui signifie agilité en Latin, et c’est l’ADN même de notre société.
Nous avons eu de la chance puisque tout le monde a très bien accueilli ce changement. Il faut dire que chaque personne, de l’ouvrier au Chairman, y a participé à travers des recherches et des discussions pour trouver cette nouvelle identité et formaliser notre ADN et nos valeurs. Nous sommes en développement continu. Notre prochaine grande étape sera la venue de notre deuxième Warehouse. Avec ces deux entrepôts, de 80 000 pieds carrés chacun, nous aurons le plus gros stockage de « dry foods » sur l’île…
En tant que femme dirigeante et ayant occupé des postes à responsabilités dans des firmes internationales, avez-vous eu des barrières pour progresser professionnellement?
Honnêtement, je n’ai jamais comparé ma réussite à celle d’un homme. J’ai toujours préféré me concentrer sur mes objectifs et mes devoirs sans me poser de question. Par contre, j’avoue que cela demande beaucoup pour faire ce métier. Il me faut souvent puiser au plus profond de moi pour tenir la route et atteindre mon but. C’est impossible de tenir ce rôle de CEO si on n’a pas une force intérieure. Les recherches parlent d’une énergie masculine et féminine qui existe chez la femme et l’homme.
Dépendant des circonstances, l’une des deux énergies est déclenchée. L’énergie masculine c’est le leadership, l’action, la logique, l’aventure, la confiance en soi, être focus et efficace. Quant à l’énergie féminine, c’est plutôt l’intuition, la compassion, la sagesse, la facilité d’inclusion et de pardonner, la collaboration, etc. Chaque personne partage un peu de ces deux énergies.
Avec ce métier je pense que je puise davantage dans l’énergie masculine qu’on associe traditionnellement aux traits de caractère d’un homme comme avoir de l’autorité, être un ‘fighter’, s’affirmer, etc. Cependant l’énergie féminine est toute aussi importante dans le rôle de CEO vu que cela demande de comprendre et de gérer des employés ayant des personnalités et caractères divers. C’est un job qui demande du caractère que l’on soit un homme ou une femme. Il faut dire qu’il y a des hommes aussi qui ne pourraient pas endosser ce rôle puisqu’ils ne sont pas taillés pour… donc pour moi ce n’est pas un rôle qui est « gender specific », mais plutôt « character specific ». Cela demande du leadership, un sens du devoir, de l’empathie, d’être structuré, d’être créatif, etc.
Etre CEO « is a lonely place at the top ». Vous n’êtes pas forcément la plus populaire, mais ce n’est pas votre job non plus.
J’avoue que les femmes dirigeantes, ont un avantage puisqu’il est plus facile de puiser dans l’énergie féminine avec les traits d’empathie, d’intelligence émotionnelle et d’intuition. Et une femme a moins tendance à être régie par son égo.
Est-ce que je dois faire face à plus d’adversité parce que je suis une femme ? Oui, c’est sûr. Il y a des hommes qui ont du mal à accepter une femme à cette position. Tout cela vient de leur éducation, de leur background, de leur culture, mais aussi de leur taux de confort avec leur propre masculinité. Pour certains il est difficile d’accepter la réalité d’une femme leader. Mais je n’ai jamais laissé cela m’arrêter. J’ai toujours gardé les yeux sur mes objectifs. Je pense que cette force de caractère vient de mon père ; c’est dans mon ADN, mais aussi le résultat de mon parcours et des épreuves que j’ai traversées. Depuis l’enfance, on m’a inculqué des valeurs qui aujourd’hui me guident dans la vie : travailler dur, garder les pieds sur terre, avoir un détachement avec le matériel et « never give up ». Grâce à cela, je suis une battante et j’abandonne rarement.
À Maurice, il y a très peu de femmes qui occupent des postes comme le vôtre ou qui siègent sur des conseils d’administration comme vous le faites. Quel est votre ressenti par rapport à cette situation?
On est très loin du quota par rapport à la représentation féminine au top de la chaîne et sur les boards. On a un long rattrapage à faire et cela ne va pas se faire du jour au lendemain. Certes, il y a eu une prise de conscience durant la dernière décennie sur le besoin de diversité. Il y a beaucoup de démarches positives dans ce sens-là. Mais en même temps c’est un peu une histoire de « chicken and egg », puisque le monde du travail recherche des femmes avec de l’expérience, mais on ne donne pas la chance à ces femmes d’acquérir cette expérience…
C’est pourquoi je pense qu’avoir la discrimination positive est une bonne chose. Au moins cela peut permettre de rattraper le passé ; on peut rattraper aussi les écarts qui existent. Pendant longtemps, les femmes ont hésité à foncer et à croire en elles et cela a créé un manque de confiance. J’ai fait face à cette réalité quand j’ai commencé à aider les femmes entrepreneurs à temps partiel.
Il y a des femmes qui me contactent à travers les réseaux sociaux ou à travers des connexions… Ce sont surtout des femmes qui lancent un business ou qui ont des difficultés avec leur entreprise. J’aide autant que je peux. Mon père m’a toujours dit qu’aider les autres, c’est une prière. Je suis arrivée à un certain niveau professionnel, et si je peux aider d’autres femmes à réussir, je le ferai ! Pour le moment, par contrainte de temps, je ne peux aider autant que je le souhaiterais. Mais dès que je termine mon Doctorat en Business Management, je pourrais en faire davantage. Si je peux mettre mes compétences et mes contacts au profit des autres, pourquoi pas…
Parlons un peu de l’égalité des genres. Selon vous, comment Maurice se comporte face aux autres pays?
Il faut l’avouer, Maurice a rejoint la bataille. Toutefois, le combat pour la parité à l’étranger a commencé bien avant nous. Au niveau local, on a heureusement mis sur pied plusieurs initiatives. La prise de conscience a été établie et on sent bien le mouvement qui est en place, mais on n’est définitivement pas au même niveau. On a encore beaucoup de progrès à faire, mais nous sommes sur la bonne voie. Une des barrières est notre culture traditionnelle et patriarcale. Mais le changement a commencé.
Pour renverser la tendance, il faut commencer dès le plus jeune âge. Il faut briser le plafond de verre dès les petites classes. Je pense qu’on devrait déjà entamer les discussions sur l’égalité des genres dans les écoles. Il faudra aussi continuer avec les démarches de ‘positive discrimination’ et pourquoi pas imposer un quota de femmes au sein des entreprises. D’autres initiatives pourraient aussi être prises, comme une taxe plus basse pour les femmes, pour encourager les femmes à prendre un emploi…
Un conseil pour les jeunes femmes qui souhaitent ouvrir leur propre entreprise et qui souhaitent prendre des postes à responsabilités?
Il faut que les femmes croient en elles et qu’elles se donnent les moyens de réussir sans douter d’elles-mêmes. Il est important de mettre de côté l’idée que nous devons mieux faire qu’un homme ! Ce n’est pas une compétition avec les hommes, mais plutôt contre soi-même. Faites de sorte de sortir victorieuse ! Si vous avez les compétences pour réussir, votre genre ne devrait pas vous arrêter ! « Never give up » !