Scientifique de carrière, doyenne de la faculté des sciences à l’Université de Maurice, auteure de livres, Présidente de la République de l’Ile Maurice, défenseur de la biodiversité, lauréate et récipiendaire de diverses récompenses internationales… Ce sont là quelques-uns des chapeaux portés par Ameenah Gurib-Fakim. Nous retraçons ici le parcours de celle qui a fait de l’égalité des genres dans les sciences son cheval de bataille et nous faisons aussi le point sur plusieurs aspects, dont la place de la femme dans les STEM.
Publié dans Investor’s Mag, 20e édition, 22 mars – 22 June
Vous avez été présidente de la République de Maurice. Qu’est-ce que cela a changé pour vous? Comment décririez-vous cette expérience?
Côté carrière, j’ai eu un parcours éclectique. Maintenant, avec du recul, je constate que ce qui m’a permis de m’en sortir, c’est mon envie, dès mon jeune âge, de prendre des risques. Je l’ai fait en m’aventurant dans les sciences alors qu’on me le déconseillait vu que j’étais une femme. J’ai pris un risque encore plus grand lorsque j’ai quitté ma zone de confort universitaire pour devenir entrepreneur. Je parle de risques, car l’écosystème d’une telle entreprise était, et est toujours inexistant. Finalement, j’ai pris un autre risque avec la Présidence. C’était la première fois de notre histoire que le nom du Président était déjà communiqué lors d’une campagne électorale.
Je suis arrivée à ce poste sans aucun bagage politique, mais uniquement avec celui de scientifique. Pendant la présidence, je suis restée constante dans mon discours sur la nécessité d’embrasser la science. Dans une certaine mesure, cette initiative a été facilitée, car en 2015, l’ONU a adopté les ODD (Objectifs de développement durable). Pour la première fois dans son histoire de plus de 70 ans, cette institution a reconnu que la science est essentielle à la réalisation des ODD.
Sur le plan personnel, ce fut un immense honneur de servir le pays au plus haut niveau et maintenant, à l’ère de l’après-présidence, ce poste m’a donné un tremplin de substance pour poursuivre les efforts de toute une vie, c’est-à-dire plaider pour l’autonomisation des femmes et des filles en sciences.
Sans compter Mme Bellepeau qui a été Présidente par intérim, vous avez été la première femme nommée Présidente du pays. Quels étaient vos objectifs à l’époque ? Avez-vous pu tout accomplir, surtout concernant l’égalité des genres ?
Je suis venue au pouvoir pour servir et j’ai aussi utilisé cette incroyable plateforme pour valoriser notre diversité et promouvoir les femmes dans tous les domaines. Je crois qu’il faut prêcher par l’exemple. Malheureusement, la présence des femmes dans de nombreuses professions, y compris et surtout le monde politique, est minime. La loi doit changer pour permettre à davantage de femmes de s’engager. Malheureusement, il semble y avoir beaucoup de réticences à rejoindre ce monde. Car celles qui veulent s’engager se retrouvent confrontées à des préjugés et de la misogynie.
Parce qu’on a besoin de plus de femmes à cette table, je pense personnellement qu’il faut un système de quotas pour assurer une meilleure représentation féminine. Ici, le Président peut initier un dialogue, mais il ne fait pas les lois : il les signe seulement. Je répète également que la Présidence DOIT rester indépendante et apolitique.
Nous sommes en 2022, et comme vous le dîtes, les femmes sont toujours sous-représentées dans le monde politique et au Parlement. Selon vos observations, comment se comporte l’Ile Maurice face aux autres pays?
La parité entre les sexes est une question débattue à l’échelle mondiale et pas seulement à Maurice. Cela reste une question d’actualité, car si l’on regarde les gains réalisés après la conférence CEDAW à Beijing il y a plus de 25 ans, nous régressons. Cela dit, certains pays dont de nombreux pays africains ont pris le taureau par les cornes et assurent la représentation des femmes au parlement – je pense là au Rwanda, à l’Afrique du Sud, etc. Cela revient à la direction du parti de faire ce choix. Malheureusement à Maurice, nous sommes loin de la représentation minimale de 30 %. C’est là que nous avons besoin du soutien de la loi. Aucun des politiciens masculins d’aujourd’hui ne sacrifiera sa place pour assurer la représentation des genres !
Cette année, nous célébrons le 30e anniversaire de la République et le 54e anniversaire de l’Indépendance. Selon vous, quelles sont les évolutions les plus notables durant cette période?
Durant ces 54 ans d’Indépendance et ces 30 ans de République, je pense que nous avons fait d’énormes progrès sur de nombreux fronts. C’est grâce au leadership que nous avons eu au cours de notre histoire postcoloniale que nous avons pu avancer. Je n’ai cessé de dire qu’il n’y a jamais eu de miracle économique, mais on a pris des décisions stratégiques au bon moment et ajouté de nouveaux piliers à notre économie. Nous avons été reconnus par tous comme un modèle de réussite économique. Cependant, je constate que la présence de Maurice, dans de nombreux forums à travers le continent, s’affaiblit et que la complaisance s’installe exactement au moment où nous devons être plus proactifs et attentifs aux réalités du continent où les opportunités ne manquent pas.
Parlons maintenant des sciences. Vous êtes reconnue localement et internationalement dans le monde de la recherche et du développement. Quelle est votre opinion sur la représentation féminine dans ce domaine ou dans les STEM à Maurice?
Les STEM (NDLR : Science, Technology, Engineering, Mathematics) devraient être le pilier de tout système éducatif. Les sciences sont enseignées dans nos écoles à tous les niveaux. La manière dont elle est enseignée reste discutable dans la mesure où nous devons encourager la pensée critique, voire latérale, et non l’apprentissage par cœur.
Quand j’enseignais, j’ai remarqué que les filles réussissaient mieux que les garçons. Cependant, avec un diplôme en poche, elles ne savent pas comment avancer dans la carrière choisie. Il faut dire que le choix est limité localement. Beaucoup de ces étudiantes ont émigré. La majorité de celles qui restent à Maurice se tournent inévitablement vers le métier d’enseignant.
Si notre économie s’était diversifiée vers le secteur de la technologie, nous aurions vu la rétention des meilleurs cerveaux que ce pays a produit et qui sont maintenant utilisés à l’échelle internationale. Il y a un parallèle à faire ici par rapport aux années 1990 au cours desquelles notre économie s’est tournée vers les services financiers, et où nous avons vu émerger de nombreux comptables et diplômés en finance.
Nous avons environ 200 000 Mauriciens talentueux servant à l’étranger et constituant notre diaspora. Pourtant, notre économie se situe au carrefour de politiques judicieuses, de notre capital humain talentueux et de l’écosystème approprié qui permettra à nos talents de s’épanouir et de contribuer à notre économie.
Selon vous, qu’est-ce qui empêche les Mauriciennes de se tourner vers les STEM?
Nos filles sont intéressées et ont montré qu’elles étaient capables d’aborder les sciences. Malheureusement, les choix de carrière sont limités. Il ne faut pas non plus oublier les stéréotypes qui restent endémiques dans nos institutions. Leur confiance en elles est sapée lorsqu’elles essaient de s’éloigner des sentiers battus alors c’est exactement ce dont nous avons besoin lorsque nous parlons de pratiques innovantes.
Nous devons créer des écosystèmes qui nourriront les talents en herbe et aideront nos jeunes à devenir entrepreneurs. Nous devons leur inculquer une culture de devenir des créateurs d’emplois plutôt que de devenir des demandeurs d’emploi.
Y a-t-il des projets pour attirer plus de femmes et filles vers ces secteurs ? Avez-vous des idées pour y arriver?
Pour que davantage de femmes restent dans les sciences et prospèrent, nous devons démystifier l’enseignement des sciences afin d’éliminer les stéréotypes négatifs ; promouvoir de nouveaux piliers dans les sphères de la science et de la technologie ; créer des écosystèmes appropriés ; encourager l’entrepreneuriat dans le secteur de la technologie et donner accès à des capitaux tels que le financement providentiel, le capital-risque pour qu’elles deviennent entrepreneurs.
Un des secteurs où il existe des gains à court terme est celui de l’agriculture lorsqu’il est associé aux technologies appropriées, par exemple.
Un mot ou un conseil pour les jeunes mauriciennes qui souhaitent se lancer dans la politique ou dans les sciences?
Les jeunes mauriciennes doivent commencer à rêver en grand et ne pas laisser la taille de leurs rêves les effrayer ! Elles doivent croire en elles et en leurs capacités. Elles doivent être passionnées par ce qu’elles font et être fières d’être elles-mêmes. « Dream, Dare and Do » a toujours été ma devise.