Jacqueline Sauzier, Secrétaire Générale de la Chambre d’Agriculture, jette un regard pragmatique sur la présente situation du secteur sucre à Maurice et sur ses challenges. Dans cet entretien, elle livre aussi des pistes de réflexion pour améliorer la compétitivité du secteur.
Publié dans Investor’s Mag, 20e édition, 22 mars – 22 June
Pensez-vous que le secteur sucre, jadis le principal moteur économique du pays, soit devenu une “sunset industry”?
Le secteur sucre se trouve, certes, à la croisée des chemins et a grand besoin d’une restructuration afin d’être en mesure de s’adapter aux conditions économiques et environnementales fluctuantes mais ce n’est juste de dire qu’il est une sunset industry. Statistiquement le secteur sucre représente moins de 2% du PIB, mais ceci ne tient pas compte de l’effet multiplicateur du secteur tels que l’énergie, la mélasse avec son éthanol ou le rhum ou de l’effet social et environnemental primordial pour le secteur touristique.
Comment cette industrie se retrouve-t-elle dans une telle situation? A qui la faute?
Je ne pense pas que nous pouvons parler de faute, mais plutôt d’un manque de capacité d’adaptation plus ou moins agilement, dans un contexte économique qui évolue tant sur le plan local qu’international et d’autant plus hors de notre contrôle. L’érosion de nos accès préférentiels sur les marchés de l’Europe s’est faite dans un contexte de négociation ardue entre les parties concernées et aurait dû être couplée à des réformes institutionnelles et législatives, localement au vu des changements de contextes de commercialisation. Par ailleurs, nous ne sommes pas aidés par le changement climatique qui a un impact sur nos rendements ou l’augmentation significative de nos coûts de production. Adaptabilité et flexibilité sont les maîtres mots pour l’avenir de cette industrie.
Quelles sont les solutions pour soutenir ce secteur?
Les divers consultants locaux et étrangers qui ont travaillé sur des recommandations pour le secteur
sont tous unanimes ; il faut que le secteur soit plus efficient et plus productif. Il est impératif que l’industrie cannière soit intégrée dans le tissu économique local pour lui assurer la flexibilité et l’adaptabilité nécessaire pour être compétitive sur les marchés volatiles. L’analyse de la Banque Mondiale pour assurer la compétitivité du secteur est venu avec différents scénarios qui évaluent l’impact de chacune de leurs recommandations.
Et ce n’est pas une, mais une combinaison de ces recommandations qui seront nécessaires pour revoir la compétitivité de ce secteur économique.
De nombreux groupes qui ont des intérêts dans le secteur sucre envisagent de mécaniser leurs opérations tout en réduisant le nombre d’hectares sous cultivation. A titre d’exemple, le géant local Alteo s’attend, dans quelques années, à mécaniser ses opérations à 100% et réduire sa main-d’œuvre de 25%. Devrons-nous nous attendre à des licenciements massifs?
Dans la situation actuelle de l’industrie, la mécanisation est la clé pour rester compétitif et ceci pour plusieurs raisons. La main-d’œuvre pour assurer les pratiques culturales, principalement la coupe, est très difficile à trouver. Alors, pour avoir du sucre, il faut impérativement mécaniser. Pour cela des investissements conséquents sont consentis pour l’aménagement des terres pour que la majorité des pratiques culturales (plantation, maintenance et récolte) soient mécanisables. Cette mécanisation et ces investissements ne pouvant pas tous se faire d’un coup, sont donc répartis dans le temps et implique donc un abandon, parfois temporaire, de certaines parcelles. Par ailleurs, dans le contexte actuel de l’industrie, la part de la main d’œuvre dans les coûts de production étant déjà trop importante, il est nécessaire de trouver d’autres stratégies. Est-ce que cela passe par la réduction de cette main d’œuvre ou par une réforme du cadre autour de l’emploi de cette main d’œuvre ? Cela fait partie du débat national qui sera nécessaire à mettre en place.
De nombreuses mesures d’accompagnement au secteur, soutenu par l’argent des contribuables, ont été introduites par les différents gouvernements au fil des années. Est-ce là une bonne utilisation des deniers publics, selon vous? A quoi bon soutenir une industrie qui n’arrive pas à être compétitive?
L’analyse de la compétitivité de la Banque Mondiale a été faite dans le contexte d’une année de production, l’année 2019, et ceci sans tenir compte des mesures d’accompagnement du gouvernement. Le constat est certes accablant pour 2019 ; Rs 2 milliards de pertes pour les producteurs, planteurs et usiniers. Les recommandations qui suivent, sont d’ailleurs faites avec cette même hypothèse de départ. Mais quoi qu’il en soit, les autorités sont souveraines dans leur décision d’accompagner les producteurs qu’ils jugent plus vulnérables que d’autres, tant que cela n’impacte pas l’équilibre de la productivité entre producteurs, car ils sont tous dans la même industrie et les maillons de la chaîne de valeur sont interconnectés. Par ailleurs, je rappelle l’effet multiplicateur du secteur. Que ferons-nous de nos terres agricoles si nous ne plantons pas de canne ? Comment produire les 13% d’énergies renouvelables du mix énergétique, qui représente 50% de la part des énergies renouvelables ? L’enjeu est plus grand.
Selon vous, pourquoi l’industrie cannière n’a-t-elle pas pu attirer des entreprises étrangères/des investisseurs pour fabriquer du sucre localement?
La fin du Protocole Sucre a apporté, dans son sillage, un certain nombre de réformes, dont la centralisation de la production et la réduction du nombre d’usines. Aujourd’hui, trois usines sont actuellement en production ; Altéo, Omnicane et Terra. Avec la récente fermeture de Médine, les cannes de cette factory area sont transportées vers ces trois usines pour y être broyées. Et in fine, la capacité de broyage de ces trois usines actuelles est suffisante pour le volume de canne actuellement disponible et même, s’il y avait une augmentation des superficies sous canne, cela serait parfaitement acceptable. Parallèlement, la force de notre industrie est qu’elle a su, avec le temps, se réinventer pour être créatrice de valeur ajoutée locale. Par exemple, passer du sucre roux en vrac au sucre blanc raffiné ou passer du sucre blanc raffiné aux sucres spéciaux. Cela relève d’un savoir-faire purement mauricien : chaque acteur de la filière a pu bénéficier de la valeur ajoutée acquise.
On constate que comparativement à d’autres secteurs, l’agro-industrie n’attire pas vraiment les investissements directs étrangers, soit seulement Rs 5 millions pour les neuf premiers mois de 2021 contre Rs 5,5 milliards pour l’immobilier.
L’agriculture locale est aujourd’hui à la croisée des chemins et le secteur agro-industriel qui y est associée est mature. Le secteur est aujourd’hui en pleine phase de réflexion. D’ailleurs, les deux confinements vécus en sont la preuve ; notre besoin de mieux produire localement, de réduire notre dépendance aux importations et de créer des chaines de valeur ajoutée sont devenus les objectifs principaux de nos réflexions. Cela nécessitera du savoir-faire, des compétences et des investissements extérieurs. Mais je crois que nous devons comparer ce qui est comparable. L’agriculture est nourricière pour le pays.
Depuis la crise alimentaire mondiale de 2008 et les hausses de prix vertigineuses, décision avait été prise, à Maurice, de booster le secteur agricole afin de réduire la note d’importation du pays. Pourtant, plus d’une décennie plus tard, la production agricole reste fébrile. Pourquoi?
Les plans stratégiques se sont effectivement succédé mais, dans plusieurs cas, les mesures étaient ciblées, sans obligation de performance, ne concernaient pas l’ensemble des producteurs et ne facilitaient pas l’émergence de filières pour la création de valeur ajoutée. Mais c’est surtout la mise en pratique de ces plans stratégiques qui n’a pas toujours suivi. Par ailleurs, un post-mortem des plans stratégiques est essentiel pour identifier ce qui a fonctionné ou pas. Il serait vain de remettre en place ce qui ne marche pas. De plus, ces plans n’ont pas suffisamment pris en considération les effets du changement climatique sur l’activité agricole.
La Chambre d’Agriculture a comme objectif d’entretenir un dialogue étroit entre ses membres notamment les usiniers et planteurs et l’Etat sur les différentes mesures, lois ou difficultés auxquelles le secteur agricole fait face. Comment se portent ces relations, notamment avec l’Etat?
Effectivement, la Chambre d’Agriculture se veut être un espace de dialogue entre ses membres et mais aussi vis-à-vis des autorités. Cet espace de dialogue est ouvert et franc entre tous les acteurs de la filière et également avec l’État. Certes, les sujets sont parfois de nature problématique mais cela n’entame en rien nos volontés d’échanger pour trouver une solution commune pour le pays. Pour y arriver, nous sommes représentés sur plusieurs comités au niveau des institutions et sur les comités mixte public-privé.