Le Président de la République de Maurice, Prithvirajsing Roopun se livre, dans un entretien exclusif à Investor’s Mag, sur le cheminement du pays depuis son accession à l’indépendance. “Nous avons réussi un parcours exceptionnel tant sur le plan social, culturel qu’économique”, dit-il. Prithvirajsing Roopun aborde aussi le chapitre des Chagos, un combat de longue haleine visant à compléter le processus de décolonisation de Maurice. Au chapitre économique, il évoque les principaux enjeux de la productivité tout en affirmant que le pays doit accroître son ouverture vers l’Afrique.
Publié dans Investor’s Mag, 20e édition, 22 mars – 22 June
Pouvez-vous nous définir votre rôle en tant que Président de la République de Maurice?
Il faut d’abord savoir que je suis le chef de l’Etat. Le pays est dirigé par le chef du gouvernement, le Premier Ministre ainsi que ses ministres. Généralement j’agis sous le conseil du Cabinet ministériel sauf stipulé autrement. Dans tous les cas, le Président agit, comme vous le savez, selon les paramètres de la Constitution.
Comme stipulé dans la Constitution, on me tient informé des affaires du pays. C’est dans ce contexte que je rencontre le PM chaque semaine et quand le besoin se fait sentir, je rencontre aussi les ministres. Il y a un dialogue constant et je fais part de mes observations et suggestions.
J’ai aussi des rencontres régulières avec des acteurs socio-économiques, ceux du secteur du tourisme, agricole, manufacturier entre autres, et nous partageons nos idées entourant les défis et enjeux nationaux.
En tant que Président, j’ai aussi un rôle diplomatique. Je rencontre des personnalités étrangères de passage à Maurice, je reçois les lettres de Créances des nouveaux ambassadeurs. D’ailleurs, cette semaine (ndlr : l’entretien a été réalisé début mars) je reçois l’ambassadeur du Nigeria et celui du Canada. Je rencontre aussi les représentants de diverses institutions régionales et internationales basées à Maurice, dont l’OMS, la COI, entre autres.
Durant la pandémie de la Covid-19, j’ai été en communication constante avec le représentant de l’Organisation Mondiale de la Santé à Maurice ainsi que nos ambassadeurs basés à l’extérieur pour suivre la situation de près. J’ai aussi discuté récemment avec les représentants de la Banque Mondiale lorsqu’ils étaient à Maurice. Nous avons, notamment, parlé de l’orientation économique à l’ère de la pandémie de la Covid-19, de l’économie bleue, de l’innovation ou encore de l’inégalité grandissante.
Maurice célèbre cette année ses 54 années d’indépendance et les 30 ans de République. Comment définissez-vous le parcours de Maurice?
A titre personnel, je me sens privilégié. Lors de la célébration des 50 ans d’indépendance du pays en 2018, j’étais le ministre des Arts et de la Culture, voilà que pour les 30 ans de la République, je le célèbre en tant que Président. De plus, même s’il s’agit d’un contexte très particulier, c’est pour la troisième année consécutive que le Réduit a eu l’honneur d’accueillir la cérémonie officielle du lever du drapeau.
Notre parcours en tant que pays montre que cela n’a pas été un long fleuve tranquille. Il y avait beaucoup de personnes qui étaient sceptiques quant à la capacité d’une île Maurice indépendante de réussir. Des observateurs étrangers avaient des réserves, à l’instar de l’économiste Meade ou encore de V. S. Naipaul qui disait que l’île Maurice est excessivement peuplée, sa diversité culturelle représentant une véritable bombe à retardement et que son développement est voué à l’échec.
Il faut savoir qu’avant 1968, plusieurs pays africains avaient déjà acquis l’indépendance. Dès lors, certains d’entre eux faisaient déjà face à des balbutiements et une instabilité politique, avec des coups d’Etat dans certains cas, à l’instar de Ghana, premier pays africain indépendant.
Il y avait, donc, des faits avérés qui ont étayé les appréhensions entourant notre indépendance. Ces craintes se sont concrétisées par un vote conséquent contre l’indépendance. Malheureusement, ceci a aussi provoqué l’exode d’une partie de l’élite mauricienne qui occupait des positions importantes dans l’administration privé et même dans le publique comme dans le domaine de l’enseignement, la force policière, la santé, entre autres.
Ce qui est, toutefois, réconfortant c’est que l’on a découvert la sagesse et la maturité d’un peuple mauricien uni et bien vite la sérénité est revenue. Le compromis et l’ouverture envers les autres furent le socle de notre nation. Cela a suscité également une synergie entre les partenaires sociaux, publics et privés, pour répondre aux nombreux défis auxquels le pays faisait face.
Par ailleurs, des études et rapports montrent que les différents dirigeants qui se sont succédé à la tête du pays ont toujours su garder une bonne relation avec le secteur privé, et vice-versa. Ce dialogue a été constant. Mais aussi tous les partis politiques présents sur la scène locale ont toujours prôné un message d’unité tout en encourageant la diversité.
Au cours de ces 54 ans d’indépendance, nous n’avons jamais connu d’instabilité sociale, économique et politique majeure. Après chaque élection générale, il y a toujours eu un transfert de pouvoir dans la paix et la sérénité. L’affaire Kaya en 1999 est une exception malheureuse.
Aujourd’hui après 54 ans d’indépendance, nous pouvons fièrement dire que nous avons réussi un parcours exceptionnel tant sur le plan social, culturel qu’économique. Sortant d’une économie de monoculture sucrière, on a pu planifier notre développement en diversifiant notre économie à travers de nouveaux secteurs comme le tourisme, le secteur manufacturier, les TICs ou encore les services financiers. À l’indépendance, nul n’aurait pu imaginer que le pays deviendrait le modèle d’une réussite économique en Afrique.
Qui plus est, nous sommes aujourd’hui une démocratie vivante, un état de droit qui garantit nos libertés ; nous avons un système judiciaire indépendant, des médias vigilants, sans oublier l’Etat providence qu’on peut qualifier d’unique au monde.
Lorsque Maurice a accédé à l’indépendance, l’ambition était de créer une société juste et équitable. Un demi-siècle plus tard, pensez-vous que l’ambition est atteinte?
Il faut reconnaître que pour tous les gouvernements qui se sont succédés, la priorité était de rendre notre société plus juste et inclusive, où chacun est traité de façon équitable et humaine. Des efforts considérables ont, en effet, été consentis pour consolider davantage notre État providence et réduire ainsi l’écart entre les riches et les pauvres. Notre peuple est resté notre principal atout, à travers une politique d’inclusion sociale.
Et quand je parle de justice et d’inclusion sociale, je parle de la promotion de la dignité humaine avec en point de mire l’accès à l’éducation, assurant que chacun ait accès à l’eau potable, un toit et un salaire décent. Plusieurs efforts ont été consentis en ce sens durant ces années, à commencer par l’éducation gratuite, des prestations sociales aux vulnérables et nécessiteux, l’introduction d’un Plan Marshall contre la pauvreté, le Salaire minimal, parmi tant d’autres mesures.
Maintenir cette justice sociale reste un combat perpétuel. Il faut toujours s’assurer que notre politique socio-économique et environnementale soit adaptée pour répondre au défi du jour. La société mauricienne est, certes, un exemple de vivre-ensemble ou règne l’harmonie et la cohésion sociale. Mais ce vivre-ensemble exige le respect et une attention et une considération particulières envers les plus démunis.
Mais ce n’est un secret pour personne. Aujourd’hui nous faisons face à un manque aigu de terrain. La quasi-totalité des terres disponibles à Maurice n’appartient pas à l’Etat et tout acquisition est très onéreuse.
Dans un élan de solidarité national, mon souhait le plus sincère serait que les grands propriétaires terriens puissent mettre à la disposition de l’Etat des parcelles de terre à un coût symbolique pour la construction de logements sociaux aux familles à revenus faibles avec l’apport de l’Etat ainsi que les bénéficiaires.
La décolonisation de Maurice reste inachevée sans l’archipel des Chagos. Quel est votre point de vue sur ce combat pour récupérer la souveraineté des Chagos?
C’est un grand regret que la décolonisation de Maurice, après 54 ans de son indépendance, n’a pu être complétée. Ce combat pour la souveraineté de l’archipel des Chagos est complexe. C’est à la fois une lutte légale, politique et diplomatique avec un aspect géopolitique. Je profite de l’occasion pour rendre hommage à tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, ont combattu pour cette cause, dont certains ne sont plus parmi nous, comme Lizette Talatte.
Il faut savoir qu’en 2017, le gouvernement, dont je faisais partie, s’était rendu compte que malgré des années de lutte, nous n’obtenions pas les résultats escomptés. Nous avions à prendre des décisions courageuses et risquées. Nous avons décidé de saisir la Cour internationale de justice.
Il y avait de l’incertitude à cette époque ; ce n’était pas gagné d’avance. Nous avons dû travailler dur pour obtenir cette victoire. En 2017, Maurice avait récolté 94 votes en faveur de sa demande pour un avis consultatif sur l’excision des Chagos de son territoire. En février 2019, 116 pays se sont alliés à nous, soit 22 pays de plus.
“Ce n’est un secret pour personne. Aujourd’hui nous faisons face à un manque aigu de terrain”
Prithvirajsing Roopun | Président de la République | Maurice
Au fil de ces deux dernières années, nous avons remporté plusieurs autres batailles d’une portée importante dans notre combat pour affirmer notre souveraineté sur l’archipel les Chagos. En décembre 2019, il y a eu l’inscription du Séga tambour au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco, suivi de l’interdiction émise par l’Union Postale Universelle, en août 2021, d’utiliser des timbres britanniques dans le BIOT et tout récemment, de faire flotter notre quadricolore sur l’île de Peros Banhos n’est pas une mince affaire. Cet acte est tout aussi symbolique dans la bataille que nous menons. Mais la lutte n’est pas terminée.
Dans un combat d’une telle importance, il faut que chaque citoyen de la République, peu importe son rôle et sa position dans la société, se sente concerné. C’est le combat d’un peuple et non seulement de l’Etat. On devrait s’abstenir de faire ou dire quoi que ce soit pour diminuer le sens de notre combat. Il faut aussi savoir que chaque décision de l’Etat n’est pas prise à la légère. Il y a toute une stratégie dans laquelle la confidentialité est de mise. Nous consultons des conseillers légaux, des experts, des diplomates qui ont suivi ce dossier depuis des décennies, et qui suivent ce qui se passe au niveau international. Il faut pouvoir faire confiance à cette équipe multidisciplinaire. Nous pouvons “agree to disagree”, mais il y a un consensus général sur le fait que les Chagos font partie intégrante de notre territoire. Donc, les dirigeants ou encore la diaspora ; nous devons tous parler d’une seule voix et sans ambiguïté pour réclamer notre souveraineté sur les Chagos.
Votre mandat de Président s’est inséré dans un contexte particulier et inédit avec la pandémie de Covid-19. Parlez-nous de votre expérience à ce sujet.
En effet, la pandémie a frappé le pays quelques mois après que j’ai été appelé à occuper le poste de Président de la République (Décembre 2019).
La Covid-19 a bouleversé la vie de tout un chacun, riche ou pauvre, et ce partout dans le monde. Dès le début de cette crise sanitaire, j’avais affirmé que face à cette pandémie nous devrions agir de manière dépassionnée, sans que l’émotion ne domine la raison et qu’il nous fallait désormais apprendre à vivre avec ce virus.
Nous avons dû nous adapter, et c’est toujours le cas, au New Normal, ceci en respectant les gestes barrière afin de limiter la chaîne de transmission.
La Covid‑19 a mis en évidence le rôle essentiel des technologies numériques. Du jour au lendemain, le passage au numérique s’est accéléré, notamment en ce qui concerne le système de télétravail, la visioconférence mais aussi l’accès aux soins de santé, l’éducation ou encore les services essentiels.
La Covid-19 a “cut humanity to size”. Nous avions développé une arrogance, avec les avancées de la science. L’être humain se croyait invincible, pensait pouvoir tout maîtriser. Finalement ce virus a démontré notre vulnérabilité, nous forçant à une introspection.
Le confinement a été une prise de conscience nous obligeant de vivre autrement, tant au niveau individuel que collectif. Ce moment nous a permis de nous poser la question si tout ce que nous faisions en valait vraiment la peine. La Covid-19 nous a permis de redéfinir nos priorités et a aussi encouragé la solidarité.
Quels sont les challenges économiques qui guettent Maurice, selon vous?
La Covid-19 a non seulement plongé le monde entier dans une crise sanitaire, mais aussi économique. L’impact a été considérable. Et avant même notre premier cas à Maurice, le Premier ministre a été prévoyant en exigeant que tous les ministères diminuent leurs dépenses par au moins 10%. Dès lors, il avait soutenu que les effets de la pandémie se faisaient sentir sur notre économie.
Aujourd’hui, après 2 ans, on peut dire que la Covid-19 a plongé l’économie planétaire dans sa pire récession et nous sommes malheureusement toujours dans une période de ralentissement et d’incertitude. Il est donc primordial que le redémarrage se fasse au plus vite, avec la reprise du commerce international et les déplacements internationaux. Il est toutefois important de souligner que pendant la phase initiale de l’épidémie de la Covid-19, l’Etat a mis en place diverses mesures pour soutenir la population et les entreprises.
“La Covid-19 a montré les failles de notre modèle économique. Elle a mis au jour les limites du Washington Consensus…”
Prithvirajsing Roopun | Président de la République | Maurice
Dans ce contexte économique toujours difficile, l’Etat doit pouvoir booster l’économie à travers l’investissement public et la transformation des modèles de chaîne d’approvisionnement traditionnels. La pandémie a, en effet, sérieusement impacté les chaînes d’approvisionnement de même que les réseaux de transport maritime, entraînant une augmentation du prix du fret compromettant les perspectives de croissance. Il est ainsi grand temps qu’on explore d’autres réseaux d’approvisionnement.
Bref, la Covid-19 a montré les failles de notre modèle économique. Elle a mis au jour les limites du Washington Consensus. Peut-être qu’il serait temps de s’inspirer d’autres modèles économiques qui ont porté leurs fruits.
Par ailleurs, l’île Maurice doit accroître son ouverture vers l’Afrique. Toutefois, il est important de savoir que l’Afrique n’est pas un continent homogène, il est composé de 54 pays avec chacun son histoire et ses spécificités. On ne peut avoir la même stratégie pour le Soudan du Sud, l’Afrique du Sud, ou le Maroc. Il n’y a pas de one size fits all.
La Blue Economy deviendra dans les années à venir un pilier économique important, si on arrive à attirer les expertises nécessaires. Maurice possède une des plus importantes zones économiques exclusives (ZEE) du monde (2,3 millions km2), renfermant une pléthore de possibilités inexploitées pour les activités à forte valeur ajoutée, sans mentionner le potentiel de création d’emplois. N’oublions pas que l’Océan Indien détient le deuxième plus grand stock de thon au monde. Cela représente environ 24% de la production mondiale.
Autre défi, serait l’augmentation de notre productivité et je pense que l’usage de technologies innovantes que la crise de la Covid-19 a engendré va enfin nous permettre de regagner des gains de productivité. La recherche et l’innovation sont également un levier économique important.
Dans votre message de fin d’année à la nation, vous avez lancé un appel solennel concernant notre comportement envers mère nature. Pourquoi cet appel urgent? Le changement climatique est-il un sujet qui vous interpelle?
Effectivement, le changement climatique est une véritable bombe à retardement pour l’humanité.
Maurice étant un petit état insulaire est encore plus vulnérable et les effets néfastes commencent déjà à se faire sentir, surtout au niveau de notre lagon et nos plages.
Mais je note avec satisfaction qu’aujourd’hui, il y a enfin consensus sur le danger que représente le changement climatique. Il est plus important que jamais de prendre des actions concrètes. Il faut agir et vite. Je souhaite que les grands pays donnent l’exemple et viennent également en aide aux pays en voie de développement.
Au niveau du pays, cela me réjouit de noter que des mesures fermes ont déjà été entreprises et que le gouvernement ait pris l’engagement durant le sommet des Chefs d’État et de gouvernement de la conférence des Nations unies sur le climat (COP26), pour réduire notre émission à effet de serre par 40 %, à travers la production de 60 % de notre mixte énergétique à partir des énergies vertes. Mais aussi, d’éliminer progressivement le charbon dans la production de l’électricité. Cela, tout en encourageant l’économie circulaire en exploitant, au moins, 70 % des déchets dans le site d’enfouissement.
Mais, comme j’aime à le dire, chaque citoyen doit aussi pouvoir apporter sa contribution. Le changement climatique est aussi une menace directe pour notre sécurité alimentaire. De ce fait, on doit atteindre un certain niveau de sécurité alimentaire. Il faut qu’on arrive, autant que faire se peut, à cultiver ce que nous mangeons et consommer ce que nous produisons. Il est aussi important de respecter l’environnement. Cessez de polluer et détruire, mais plutôt protégez, embellissez et recyclez.
Au niveau de la State House, nous nous sommes engagés pleinement pour contribuer au projet de Greening Mauritius. Nous avons commencé au recyclage de déchets et avons procédé à l’agriculture raisonnée tout en encourageant le compostage.