Le politologue, le Dr. Avinaash Munohur livre son analyse dans la dernière édition d’Investor’s Mag (20ème édition) sur le conflit russo-ukrainien. “Il nous semble évident que notre pays se trouve entièrement pris dans ce mouvement des plaques tectoniques de la géopolitique mondiale”, affirme-t-il. Selon lui, nous sommes bel et bien en face d’un changement de monde.
Il nous apparaît de plus en plus clairement que la pandémie de la Covid-19 a signifié un tournant dans l’Histoire du monde. Les rapports de force qui se sont cristallisés au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, et ont dominé le monde pendant la Guerre Froide jusqu’à l’effritement et l’effondrement du bloc soviétique au début des années 1990, changent depuis le début des années 2000.
En effet, l’hégémonie américaine caractérisée par l’omnipotence de l’économie de marché dans la construction de la globalisation et par une main mise quasi-totale sur les institutions du multilatéralisme n’a eu de cesse de s’effriter depuis 2001. Nous ne choisissons pas ici cette date par hasard. L’année 2001 fut un tournant dans l’histoire du monde, et un tournant dont nous voyons aujourd’hui clairement les conséquences. Il y a eu, bien évidemment, les attentats du 11 septembre 2001, où la première puissance du monde s’est retrouvée en face des contradictions qu’elle ne pensait plus exister. En l’espace de quelques heures, tout le mythe de la puissance américaine avait volé en éclats aux yeux du monde, et les Etats-Unis se retrouvèrent pris dans un conflit qui allait les emmener dans les bourbiers afghans et irakiens. L’autre événement majeur de l’année 2001, bien moins commenté mais sans doute plus important, fut l’entrée de la Chine à l’Organisation Mondiale du Commerce – entrée sponsorisée par les Etats-Unis d’ailleurs.
Vingt années plus tard, où en sommes-nous? Les Etats-Unis se sont retirés de l’Afghanistan et de l’Irak. La présidence de Donald Trump a donné corps à une idée qui germait depuis un moment déjà : celui du recul des Etats-Unis des affaires du monde, et notamment un recul sécuritaire et militaire. En parallèle, la Chine a elle misé sur l’essor de sa place prépondérante dans le commerce mondial. Avec son projet pharaonique de la Belt and Road Initiative, le Président Xi Jinping est venu occuper un espace laissé vide par le désengagement américain – en proposant une alternative considérée comme crédible et solide à des pays en voie de développement. La vision que propose la Chine de la globalisation séduit dans certaines parties du monde, et les immenses projets d’infrastructures, financés par la Chine permettent un désenclavement et une connexion accrue à cette autre forme de la globalisation : celle portée par le modèle chinois via un modèle consumériste fondé dans le « Made in China ». Ceci ne va, bien évidemment, pas sans ses problèmes mais la multiplication des partenaires – notamment africains – prouve que la Chine occupe aujourd’hui une place de plus en plus hégémonique dans le développement globalisé.
Nous sommes d’ailleurs les témoins privilégiés de ce changement de paradigme. La Russie, qui a envahi l’Ukraine le 24 février dernier – invasion que Vladimir Poutine préparait depuis plusieurs mois – s’est immédiatement retrouvée en face de sanctions économiques radicales de la part des pays de l’OTAN. Trois paquets de sanctions pour être plus précis : refus d’opérer le pipeline Nord Stream 2, gèle des avoirs d’oligarques russes, sortis de certaines banques russes du système SWIFT, retraits de certaines entreprises européennes de Russie, etc. Ces sanctions avaient pour but de faire plier Poutine, et elles auraient dû fonctionner. Sauf que la Russie tient toujours, et elle tiendra sans doute des années s’il le faut – et ce pour plusieurs raisons. Par-delà l’immense capacité des Russes à la résilience économique, nous voyons surtout, en fait, que Poutine avait déjà travaillé à trouver des alternatives aux sanctions. L’Allemagne n’opèrera pas le pipeline Nord Stream 2 ? Alors la Russie construit un autre pipeline pour acheminer son gaz vers la Chine et le Pakistan, ce qui a immédiatement fait réagir le gouvernement allemand qui sait fort bien que sa dépendance aux importations énergétiques russes le rend particulièrement faible dans un bras-de-fer ouvert avec Moscou. Les occidentaux ferment le système SWIFT aux banques russes ? La Russie rejoint un système alternatif mise en place par la Chine et qui favorise les transferts de capitaux parmi les pays faisant parties du Belt and Road Initiative.
Est-ce que nous voyons donc les prémisses de la formation d’une alternative à la manière états-unienne de construire la globalisation ? Il est encore tôt pour le dire, mais ce qui semble certain c’est que la Chine se positionne aujourd’hui clairement comme un plan B aux Etats-Unis et la guerre en Ukraine pourrait accélérer le processus tant voulu par les Russes depuis plus d’une décennie : la mise en place d’un espace économique exclusif en Asie.
Le triomphe mondial du capitalisme a bel et bien eu lieu avec l’effondrement du bloc soviétique, et la quasi-totalité du monde a été assimilé au système capitaliste mondial…
Dr Avinaash Munohur | Politologue
Vladimir Poutine n’a jamais caché que sa vision du monde incluait l’essor d’un bloc économique eurasiatique solide, capable de concurrencer le bloc occidental. Nous constatons d’ailleurs que les réponses aux sanctions économiques s’inscrivent directement dans la lignée d’une construction alternative à la mondialisation occidentale. Par exemple, l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) – et qui inclut la Chine, la Russie, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, le Kirghizistan en plus d’inclure l’Inde et le Pakistan depuis 2016, et l’Iran depuis 2021 – se trouve aujourd’hui au cœur de la capacité de la Russie à résister aux sanctions occidentales. Ce bloc, dont nous entendons rarement parler dans les médias internationaux pourrait bien se présenter comme une alternative crédible aux autres blocs d’alliance, et notamment ceux présidés par les puissances occidentales. La mise en commun des ressources et des populations – près de 40% de la population mondiale fait partie des pays de l’OCS – pourraient créer un espace géopolitique autosuffisant et capable d’alimenter les nouvelles routes de la soie de la Chine dans un effort d’expansion géostratégique.
Nous ne sommes, bien évidemment, pas encore à ce stade puisque les membres de l’OCS ne sont pas alignés sur une politique unifiée et sur une vision du monde en commun. Est-ce que cette alternative ira aussi loin que l’abandon du commerce des matières premières en Dollar – signe ultime de l’hégémonie américaine sur le commerce mondial – par exemple ? Nous en doutons fort, même si cette hypothèse pourrait prendre de plus en plus d’ampleur. Le retrait des institutions bancaires internationales permettant à la Russie de vendre son gaz et son pétrole en Dollar – SWIFT, MasterCard, Visa etc. – pourrait pousser cette dernière à vendre ses multiples ressources dans une autre monnaie – ce qui explique l’empressement des Etats-Unis à trouver une résolution avec l’Iran, possédant l’une des plus grandes réserves de pétrole au monde.
Tout ceci nous rappelle forcément la Guerre Froide. Mais sommes-nous ici dans un cas de figure qui y ressemble ? Il faudrait rester prudent sur l’utilisation de ce terme, et notamment au fait qu’il renvoie à une période précise de l’histoire mondiale. À la différence de la Guerre Froide, nous ne sommes pas dans un monde où deux hypothèses idéologiques se font la concurrence. Il n’y a plus, d’un côté l’hypothèse du capitalisme libéral de marché et de l’autre l’hypothèse socialiste. Le triomphe mondial du capitalisme a bel et bien eu lieu avec l’effondrement du bloc soviétique, et la quasi-totalité du monde a été assimilé au système capitaliste mondial – mise à part Cuba et la Corée du Nord (quoi que !).
En d’autres termes, nous ne sommes pas dans un cas de figure où deux hypothèses concurrentes s’affrontent, mais bien plus dans une situation où chaque acteur du jeu actuel se tient l’un à l’autre de part l’intégration et les interconnexions que chaque économie entretient l’une envers l’autre. En d’autres termes, la concurrence et l’opposition n’est pas un affrontement qui diffère sur deux visions concurrentes du monde, mais bel et bien sur deux manières de construire la globalisation et les rapports de force qui sont impliqués dans cette construction. Ce n’est pas l’économie de marché comme moteur du développement et de la croissance qui est ici remise en question, mais deux manières de faire fonctionner l’économie de marché.

Et, à y regarder de plus près, nous constatons facilement que ces deux manières de faire fonctionner l’économie de marché se traduisent par deux propositions distinctes quant à la question des formes du gouvernement qui se présentent aujourd’hui à nous. D’un côté, la tradition de la démocratie libérale – d’inspiration sociale-démocrate -, le fer de lance idéologique de l’occident et qui est aujourd’hui confrontée à de sérieux problèmes dans des démocraties aussi puissantes que les Etats-Unis, la France ou encore la Grande-Bretagne. Et de l’autre, un modèle autoritaire et autocratique, porté par le modèle chinois, mais qui séduit de plus en plus. Il n’est ainsi pas étonnant de constater le recul des démocraties en faveur des autocraties, et nous ne sommes pas épargnés par cela à Maurice – comme le confirme le dernier rapport de l’institut V-Dem qui place encore une fois Maurice dans le top 10 des pays en voie d’autocratisation. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : deux paradigmes du fonctionnement de la globalisation avec d’un côté les démocraties libérales et de l’autre les modèles à tendance totalitaire.
Cette confrontation de style et de modèle de gouvernement est ce qui se joue aujourd’hui en Ukraine. Mais cette confrontation se présente comme un miroir de surface à partir de quoi nous pouvons comprendre tout un ensemble de phénomènes économiques, géostratégiques, sécuritaires et institutionnels.
Que faire donc à Maurice ? Il nous semble évident que notre pays se trouve entièrement pris dans ce mouvement des plaques tectoniques de la géopolitique mondiale. L’essor des grands enjeux de l’Indo-Pacifique nous place dans une position de forte exposition aux disruptions mondiales. Et nous savons déjà que nous allons devoir faire face à tout un ensemble de ces disruptions, dans trois domaines majeurs :
le réchauffement climatique, qui poussera de plus en plus nos capacités de résilience à leurs limites ;
la révolution digitale et l’essor de l’intelligence artificielle qui produira des disruptions économiques (avec l’automatisation du travail notamment), sociales et culturelles de plus en plus marquées ;
la géopolitique de l’Indo-Pacifique qui nous pousse déjà à revoir nos stratégies d’alliances.
Il y a dans ces trois domaines une multiplicité de problèmes auxquels nous faisons déjà face – comme la question de la supply chain, de notre dépendance eux importations et aux énergies, de la sécurité alimentaire, de l’avenir de notre secteur touristique, etc. Nous sommes en réalité devant l’impératif de repenser notre modèle de développement afin que tout cet ensemble de problèmes soit intégré à notre manière de construire nos politiques publiques. Quelle sera notre réponse face à la perte de nos acquis socio-économiques ? Quelle sera notre réaction en face de la réelle possibilité d’un isolement grandissant des circuits de ravitaillement ? Quelle sera notre réplique à la tendance d’une autocratisation de notre régime de gouvernement ?
Car voilà bien quelques questions qui nous sont posées à travers ce qui se joue en Ukraine. Face à l’augmentation de l’instabilité mondiale ; face à l’augmentation de l’incertitude ; face à l’augmentation des disruptions et des dangers, que ferons-nous ? Suivrons-nous la voie d’un renforcement de notre régime de gouvernement dont l’objectif ultime restera la mise en place d’un état d’exception et du contrôle policier sur le désordre social qui suivra forcément au recul du pouvoir d’achat et à l’appauvrissement d’une part grandissante de la population ? Ou bien saurons-nous trouver les moyens de la réinvention qui nous permettront de faire face aux dangers qui nous guettent ?
Ne nous faisons pas d’illusion sur cette question : nous sommes bel et bien en face d’un changement de monde. Les réponses que nous apporterons à ces questions sur les prochaines années détermineront la place qu’occupera notre pays dans le nouveau monde et pour les générations à venir.