Megh Pillay, ancien CEO de la compagnie d’aviation nationale, dresse un bilan, sans complaisance de la présente situation d’Air Mauritius. Selon lui, la mauvaise gestion de la compagnie a mis à mal un des piliers de notre économie, et ce, avant même la pandémie de la Covid-19.
Publié dans Investor’s Mag, 19e édition, 21 décembre – 22 mars
Début 2016, SAJ vous invite à reprendre le contrôle d’Air Mauritius, une deuxième fois. Mais moins d’un an plus tard, un Board restreint décide subitement de mettre fin à votre contrat. Auriez-vous imaginé qu’Air Mauritius entrerait un jour en administration volontaire?
Au fait, j’imaginais pire que ça. Le cours bas du carburant prévalant depuis décembre 2014 cachait, de l’extérieur, les indicateurs du tableau de bord de l’entreprise qui clignotaient au rouge vif.
D’ailleurs, les écrits étaient déjà sur les murs depuis août 2014. Dans une analyse succincte dans l’Express, Philippe Forget tirait la sonnette d’alarme suite à l’annonce du projet d’acquisition de 6 Airbus A350. En se basant seulement sur les chiffres disponibles dans le domaine public, il se demandait comment Air Mauritius, qui affichait des pertes presque tous les ans depuis 2011, allait se payer un tel luxe. Il lui fallait débourser, annuellement, et pendant 12 ans une somme additionnelle de Rs 1 milliard dès la livraison des 2 premiers avions et proportionnellement plus jusqu’à la 6eme livraison. Et de la, plus de Rs 2,6 milliards par an.
Le calcul était simple: on remplace 5 Airbus A340 qui ne coûtaient que 0.35 million de dollars pièce par mois, soit $ 1.75 million, par 6 Airbus A350 coûtant 1.2 à 1.4 million de dollars pièce soit $ 7.2 à 8.4 millions. Donc, Air Mauritius dépenserait au moins Rs 2.6 milliards de plus par an pour continuer à opérer. Et l’aviation commerciale opère dans un marché à faible croissance. Nul besoin d’être chef-pilote ou expert en aviation pour comprendre qu’Air Mauritius avait mordu bien plus qu’elle ne pouvait mâcher.
Auriez-vous pu éviter ce sort à Air Mauritius, si vous étiez resté son CEO, selon vous. Honnêtement, aurait-il pu en être autrement?
C’est le devoir et la responsabilité du CEO et du Board de toute entreprise d’être conscient de la gravité d’une telle situation et d’agir avec promptitude pour la sauver. En mai 2016, deux mois après mon arrivée, j’ai briefé tous ceux concernés, leur disant que l’entreprise allait vers un crash en 2019. Il fallait d’urgence des mesures drastiques pour redresser la barre, renforcer la viabilité commerciale, alléger le fardeau de l’endettement et injecter du capital. Il était encore temps d’en sortir mi-2016, car l’assemblage des premiers A350 avait pris un retard salutaire pour MK. Le Management déclencha toute une série d’actions précises.
Cependant, les bénéfices substantiels réalisés au cours de nos trois premiers trimestres de 2016 jouèrent contre nous. Les ‘profits records’ conjoncturels qu’on était tenu d’annoncer ne reflétaient que le cours bas du carburant et pas du tout un exploit de bonne gestion. On avait pris soin de le préciser publiquement lors de l’assemblée des actionnaires de juillet 2016 au SVICC afin d’inciter à la prudence dans les dépenses et calmer l’ardeur des revendications. Mais cette précision irrita certains au Board qui, vraisemblablement, voulaient en tirer un avantage personnel, prendre la paternité des résultats et reprendre le contrôle de MK.
Comme on le sait, ce même Board restreint décida d’agir contrairement à ce que le bon sens dictait. Deux mois après mon départ, ce Board plaça une commande additionnelle de 2 gros Airbus A330neo, emprunta 320 millions de dollars (Rs 12 milliards !) portant l’acquisition à 8 au lieu de 6 avions pour remplacer 5, en très bon état de marche et d’entretien. Donc, bien plus d’un milliard de roupies de plus à payer par an. Et pourtant, les 3e et 4e A350 furent peints aux couleurs de la South African Airways et livrés directement en 2019 en sous-location et à perte. Et on vient d’expédier à la casse des avions quasi neufs pour quelques pistaches. Air Mauritius n’avait nullement besoin de ces appareils neufs avant même que la Covid-19 ne frappe le trafic international. Il est donc clair que les choses auraient pu être autrement si on le voulait sérieusement.
Quelle a été la contribution économique d’Air Mauritius au pays avant sa mise sous administration? Quelle était l’importance de cette entreprise pour l’économie locale?
Air Mauritius est le cordon ombilical de Maurice. Créée pour contrer les handicaps structurels liés à l’insularité du pays, elle est devenue le principal pilier sur lequel s’est bâtie son économie du tourisme depuis plus de 50 ans.
En 2019, MK offrait 2,3 millions de sièges d’avion, avec un taux de remplissage de 78%, elle transportait plus de 1,7 million passagers ‘one-way’ et 75,000 tonnes de cargo, générant un chiffre d’affaires de plus de Rs 22 milliards. Parmi les vingt lignes régulières en concurrence sur Maurice, MK, à elle seule, transportait plus de 40 % de touristes d’après les statistiques officielles. Elle est l’épine dorsale de la destination Maurice. L’étendue et la profondeur de sa pénétration systémique dans l’économie du secteur du voyage et du tourisme est bien plus conséquente qu’on ne le voit.
En mai 2016, deux mois après mon arrivée, j’ai briefé tous ceux concernés, leur disant que l’entreprise allait vers un crash en 2019. Il fallait d’urgence des mesures drastiques pour redresser la barre…
Megh Pillay
Avec sa flotte réduite, que représente Air Mauritius aujourd’hui économiquement? Quels sont les impacts du nouveau modèle économique d’Air Mauritius sur l’industrie du tourisme ou l’entrée de devises étrangères dans le pays?
La compagnie a retenu les appareils coûtant très chers à exploiter avec un seuil de remplissage rentable de presque 90% et s’est débarrassée des plus lucratifs et qui sont profitables à partir d’un remplissage de 65%. Vu l’ampleur de la demande de voyage sur Maurice qui s’est déjà manifestée, Air Mauritius ne pourra pas jouer son rôle historique pour atteindre l’objectif fixé avec ses ailes coupées si arbitrairement. La composition d’une flotte et de son personnel navigant est conçue pour répondre à un business plan basé sur une demande anticipée, elle-même basée sur l’intelligence du marché et suivi par un marketing agressif des vols.
Or, il n’y a aucun plan de redressement à sa sortie de l’Administration, donc pas de nouveau modèle économique. Mais, peu importe. Ce n’est pas le modèle dynamique sur plus d’un demi-siècle de performance opérationnelle et commerciale très honorable qui a coulé MK. L’ambition annoncée de rétablir la desserte de Londres, Paris, Mumbai, Johannesburg, Kuala Lumpur, Hong Kong, Tana, Gillot et Rodrigues impose des appareils construits pour long, moyen et court-courrier nécessitant du personnel navigant adapté à chaque type. Les A330, A340 et A350 volaient 12 à 13 heures par jour et les A319 et ATR72 entre 6 à 8 heures, une moyenne raisonnable pour la topographie de notre réseau. Ces avions, récemment rénovés, pour servir de longues années encore sont partis hâtivement à un moment où l’offre excédait largement la demande.
Comme plus de 80% du trafic provient de l’étranger, nous pouvons dire qu’Air Mauritius contribuait directement à hauteur de quelque Rs 20 milliards en PIB direct et presque 2 fois plus en PIB indirect et induit d’après les indicateurs de l’industrie globale. Même quand Air Mauritius affiche des pertes, l’économie de Maurice en sort gagnant. Les récentes déclarations du ministre des Finances à ce sujet indiquent qu’il en est pleinement conscient et cela contraste avec l’attitude de liquidation immédiate affichée au début de l’Administration en avril/mai 2020.
En tant qu’ancien CEO d’Air Mauritius, le plan de sauvetage de Rs 12 milliards sera-t-il suffisant pour rendre Air Mauritius à nouveau viable financièrement? Quels sont les avantages et les inconvénients de la nouvelle structure?
A mon avis, ce montant est nettement insuffisant. Les Rs 12 milliards prêtées par l’Etat sont déjà parties vers les créanciers afin d’ honorer les sommes dues avant et pendant l’administration. En temps normal, pré-Covid, les dépenses opérationnelles de MK s’élevaient à plus de Rs 20 milliards par an. L’Administration n’ayant pas fait état d’un quelconque succès dans la renégociation de ces contrats de leasing principale cause de la faillite financière d’Air Mauritius, nous pouvons en déduire que la compagnie continuera à subir le fardeau des frais de location paralysants et cela pendant plus longtemps que si les dettes avaient été rééchelonnées.
Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste quant à l’avenir d’Air Mauritius?
Je reste sceptique, en attendant de voir l’orientation de la nouvelle structure de gouvernance. Le redressement d’une entreprise en détresse commence par l’identification de la cause profonde de sa situation.
D’après une règle de base dans l’aviation, une enquête vise uniquement à déterminer les véritables causes de chaque incident afin de prévenir que cela ne se répète, et non pour attribuer le blâme ou la responsabilité et pour punir les transgresseurs comme dans un cadre légal et d’en faire tout un tam-tam.
Les médecins appelés au chevet d’Air Mauritius depuis mai 2019 ont soigneusement refusé de voir l’abcès et à l’exciser. Les Consultants et autres ‘Transformation Committee’ se sont alors limités à traiter les symptômes, à prescrire un brin de toilette, à administrer des palliatifs et, finalement, à revoir le mobilier de la chambre. Ils ont fait partir des employés cumulant une somme d’expérience inestimable du secteur et arbitrairement taillé la flotte avant même de définir un nouveau business plan.
Certes, MK aurait pu réaliser quelques gains d’efficience en rationalisant sa structure de capital, sa flotte, son réseau, ses effectifs et ses opérations. Mais tout cela n’a rien à voir avec la cause profonde de sa chute brutale et pourtant prévisible. Philippe Forget, avec ses yeux de fin banquier, l’avait bien vu en 2014. Et cette chute vers l’insolvabilité aurait pu être mitigée par la suite si la machinerie de gouvernance fonctionnait correctement.